Famille décomposée
On aura qu'à faire
Comme si tout allait bien
Si c'est pas vrai
Ça fait rien
On n'aura qu'à faire semblant,
Quitte à faire sans,
Quitte à faire comme
Nos parents
Comme un bon p'tit soldat, bon apôtre
Pas un geste, pas un mot
Plus haut que l'autre.
[Zazie - La Dolce Vita]
***
Mr Ordinaire m'a dit de nombreuses fois que je devais arrêter de toujours tout garder pour moi. Que je devais apprendre à évacuer ce qui me ronge plutôt que de chercher à toujours tout enterrer. Il avait certainement raison car c'est à plusieurs reprises que tout m'est revenu en pleine figure.
J'ai essayé d'aller voir "quelqu'un" mais à la fin du premier rendez-vous j'ai entendu: "J'étouffe de vous voir aussi impassible après tout ce que vous venez de me dire".
Alors je n'y suis pas retournée.
Cela fait tellement longtemps que je maîtrise mes émotions qu'il pourrait difficilement en être autrement.
On me dit que je suis froide, insensible, forte face à la douleur, résistante face aux épreuves. En réalité, j'absorbe les coups, je les enregistre, je les mémorise. À l'intérieur je
suis persuadée d'être un véritable champ de bataille mais à l'extérieur, rien n'y paraît.
Je suis marquée par des milliers de souvenirs dont je n'arrive pas à me débarrasser. Je voudrais tant faire taire cette petite voix qui se pointe au moment où je ne l'attends pas et qui me rappelle ce que je croyais avoir oublié.
J'ai pensé qu'en mettant des mots sur tout ce qui m'obsède, qu'en cédant à ce besoin d'écrire, je parviendrais peut-être à me défaire de cette maladie du souvenir...
Nous étions six.
Nous avons partagé un toît pendant près de vingt ans mais aujourd'hui plus rien ne nous unit. Il y a ce sang dans nos veines, ces gênes et ce nom que l'on partage. Rien de plus. Des directions opposées, des morceaux éparpillés, des éléments qui ne s'emboîtent plus.
Cela fait des années que ma mère n'est plus que l'ombre d'elle-même. J'ai dépensé tant d'énergie à essayer de la faire revenir que je suis vide de sentiments pour elle. Je ne ressens rien de plus que ce goût amer lorsque j'entends ses mots s'emmêler de l'autre côté du combiné.
Cela fait des années que je me demande si un jour mon père réalisera que le temps a passé, que bien des évènements nous ont éloigné et que rien ne pourra jamais y changer.
Cela fait une année que ma soeur m'a fait sortir de sa vie. Sans préavis. Sans explication. Chaque jour qui passe je me demande comment nous en sommes arrivées là. Ce que je pensais être la plus belle des expériences à partager est devenu ce qui nous a séparées. Le poids des maux de l'enfance et des blessures secrètes a eu raison de cette complicité d'antan, de tout ce qu'il pouvait encore y avoir à échanger.
Cela fait des années que je m'interroge sur les raisons qui ont poussé mon frère à faire comme si je n'avais jamais existé. À essayer de comprendre ce qu'il porte en lui pour être à ce point indifférent.
Si seulement je pouvais vomir ce que j'essaye de digérer depuis tant d'années. Si seulement je n'avais pas été si naïve de croire qu'il pouvait en être autrement avec le temps.
Si seulement je n'étais pas à ce point idéaliste. Si si si...
J'ai la nausée rien que de remuer tous ces mots. Mais qu'est-ce que j'ai pu attendre pendant toutes ces années? Comment ai-je pu croire que le fait d'avoir ma propre famille
pouvait redonner du sens à nos liens?
Aujourd'hui je ne veux plus ruminer ce passé qui me pèse, je ne veux plus écouter-comprendre-excuser-supporter-accepter-tolérer. Je ne veux plus me rendre malade à chaque nouvel épisode, à chaque
nouvelle épreuve. Je ne veux plus rien attendre. Je n'attends plus rien car je n'ai plus rien à donner.
Je rêvais de partager tant de choses encore. Opinions, expériences, souvenirs, plaisirs simples et rires d'enfants. À croire que j'étais la seule à espérer que cela puisse importer.
Aujourd'hui est le Hier de Demain. J'ai fait du tri dans mes priorités, j'ai mis de l'ordre et j'ai fait de la place pour de nouveaux souvenirs. J'ai fait disparaître ces images
qui ne servaient qu'à me rappeler combien rien ne semblait avoir compté. Je me suis servie de cette nausée pour tout évacuer, tout enfermer sur le papier. Il faut que j'arrive à tourner cette
page, à me débarrasser de ces liens toxiques et accepter. Accepter que rien de ce que je puisse faire pourra les faire changer.
Ma famille d'origine est décomposée, divisée mais moi je dois apprendre à construire une nouvelle famille autour de mes propres ruines. Une famille avec ces valeurs qui me
portent, ces détails qui peuvent changer le quotidien en succession de moments uniques. Tant qu'il y aura cette force indescriptible au fond de moi qui me poussera à partager ce qui compte
vraiment, je continuerai à avancer et à grandir pour vivre intensément.
***
"Rien n'est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé" [André Gide].